En tant qu'Entreprise à mission, Kéa a décidé de contribuer à sa manière aux grands sujets économiques & sociétaux et propose un décodage inédit.
Chères lectrices et chers lecteurs,
En cette semaine de réception en grande pompe d’Emmanuel Macron au Royaume-Uni, les associés de Kéa révisent la révérence et les verbes irréguliers et vous proposent le décryptage des faits suivants, if you please :
L'homme sous la table
Loin de l’idée machines autonomes moulinant sans relâche les textes et les images du monde, l'IA fonctionne en exploitant des masses de travailleurs invisibles.
Les photos de l'exposition "Le Monde selon l'IA" (au Jeu de Paume jusqu’au 21 septembre prochain), et l’enquête des chercheuses Alex Hanna et Emily Bender dévoilent le pot aux roses : il y a un humain sous la table.
Le travail d’entraînement des modèles, de sélection, de saisie, de filtre, d’étiquetage est bien un travail humain et un travail fantôme. Ces tâches sont, en réalité, dévolues à des travailleurs fragiles, sans protection sociale, de pays en crise (Kenya, Ouganda, Vénézuéla, jusque dans des camps de réfugiés au Kurdistan) et qui travaillent sans relâche. Amazon Mechanical Turk (filiale d’Amazon qui met en relation travailleurs et acheteurs de ces petites tâches) a poussé le cynisme jusqu’à tirer son nom d’un canular du XVIII° siècle où, derrière un automate enrubanné joueur d'échecs, se cachait en réalité un homme qui jouait les coups.
Vous remplacer par l'IA c'est aussi vous remplacer par des données pillées et des travailleurs sous-payés. Tout change, rien ne change.
Vive l'écophobie
Réjouissons-nous !Les attaques répétées des conservateurs contre l’écologie seraient la preuve de la place dominante et irrémédiable que celle-ci a prise dans la société, comme les soubresauts, les derniers soupirs de la fin d’une ère.
Le philosophe Gaspard Koenig montre que dans l’histoire, à chaque fois que les réactionnaires (qu’il distingue de la droite libérale) se sont frontalement opposés à des sujets sociétaux, ces derniers ont ensuite inéluctablement basculé : démocratie, suffrage universel, laïcité, IVG, etc.
Face aux marques évidentes de la crise écologique qui nous frappe, la société se transforme silencieusement en profondeur. Les politiques publiques remettent en question les pratiques agricoles, la construction des bâtiments, l’aménagement des territoires, les transports etc. Les entrepreneurs s’emparent de l’économie circulaire, les architectes végétalisent les villes, les agronomes inventent des méthodes agroécologiques. La liste des exemples est pléthorique. Ainsi, les auto-proclamés gardiens d’un passé fantasmé se sentent menacés et attaquent, préfigurant une nouvelle vague de progrès dont l’auteur se réjouit déjà. Mauvaise nouvelle, bonne nouvelle et Duplomb dans l’aile.
Esther a du flow
Comment renouer avec le progrès ?Aux Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence, Esther Duflo, prix Nobel d’économie en 2024, présente trois chantiers prioritaires pour une productivité au service du progrès.
D’abord la R&D. Investir, certes, mais surtout développer le secteur non-marchand (universités, hôpital). C’est lui qui permet une bonne articulation entre recherche fondamentale et appliquée et assure ainsi un meilleur développement sociétal.
Côté fiscalité, place au long terme et à la progressivité. Les incitations fiscales doivent encourager les entreprises à se projeter dans le long terme – à l’inverse de ce qui se passe aujourd’hui. Une plus grande progressivité de l’impôt devrait également permettre de renforcer la cohésion sociale : aux Etats-Unis, la stagnation, depuis des décennies, du salaire médian serait l’une des causes majeures de l’explosion sociale actuelle.
Enfin, il conviendra de penser l’IA en complémentarité (et non en remplacement) du travail pour développer de meilleurs emplois et contribuer au développement de nos société. Car si l’on voit l’IA comme un remplaçant du travail, baisses de salaires et de l’emploi semblent inévitables.Street Cred, la Esther.
Teint orange et mèche blonde
Savez-vous reconnaitre un autocrate, quand vous en voyez un ?
Le Monde dresse cette semaine le portrait-robot du dirigeant « illibéral », dans une vidéo édifiante. Soit la compilation des traits communs entre Trump, Orban, Le Pen, Meloni et consorts.
A la faveur d’un montage vidéo du plus bel effet, on nous explique que tous joueraient des mêmes ressorts, souvent au mot près :
Ils revendiquent leur élection démocratique, parlent au nom du peuple tout entier, et incarnent la « majorité silencieuse »,
Ils désignent des ennemis intérieurs (les woke, les minorités, les immigrés et les gauchos) et extérieurs (l’Europe, l’ONU, ces grands machins qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas) pour inquiéter et polariser,
Ils attaquent les juges, les médias, les universités, tous ceux qui confisquent le pouvoir au détriment du peuple,
Et ils revendiquent une identité nationale et unereligion, comme vade retro à tous les satanas du progressisme.
La répétition et l’exacte concordance des mots sont fascinantes. Bien nommer les choses ne nous sauvera vraisemblablement pas des malheurs de ce monde, mais nous aidera au moins à repérer les signaux quand on les croisera. Vu !
Lectures estivales
Chers lecteurs, nos associés ont rassemblé leurs derniers coups de cœur de lecture pour vos vacances. Chez Kéa, c’est toujours la qualité qui compte, plus que la date de parution. Et il y a en aura pour tous les goûts :
Pour ceux qui veulent regarder le monde droit dans les yeux, Le déluge de Stéphen Markley, un roman prophétique sur les USA de 2025 à 2040, entre réchauffement climatique, montée des extrêmes, idéalisme et activisme. Un grand roman politique, élu meilleur roman étranger 2024 par Lire et Télérama. Dans le genre essai, lire aussi Bienvenue en économie de guerre de David Baverez, ou Le Chaos qui vient de Peter Turchin, qui montre en particulier comment la surproduction d’élites conduit les sociétés à leur perte. C’est dit.
Quand on se passionne pour la géopolitique, mais que l’on veut le recul de l’histoire, on lira Les grands diplomates d’Hubert Védrine ou Le Globe et la loi de Jacques Huntzinger, livre qui retrace 5 000 ans de relations internationales. On peut aussi choisir de lire Tracer des frontières de D. Perier et J-B Veber, qui montre, grâce à dix histoires de cartes, comment les tracés de frontières d’hier font les conflits d’aujourd’hui.
Pour ceux qui n’en peuvent plus des soubresauts du monde et préfèrent déconnecter, voici Trust d’Hernan Diaz, prix Pulitzer 2023, un petit chef d’œuvre qui déconstruit le rêve américain des années 30 en quatre fictions savamment emboîtées. Ou, pour revivre une jeunesse affranchie dont on aurait pu rêver, le récit addictif de Leila Slimani J’emporterai le feu. Pour partir à l’aventure sans quitter son transat, se lancer dans Les naufragés du Wager de David Grann, une histoire vraie, décoiffante, passionnante.
Avis à ceux qui aiment les biographies romancées : dans Un homme seul, Frédéric Beigbeder retrace l’histoire de son père, premier chasseur de tête du Cac 40 en France, quand le métier n’existait pas encore. On retiendra également Monsieur Romain Gary, de Kerwin Spire, prix des libraires 2023.
Enfin, pour les « scientifiques-littéraires » ou l’inverse, deux livres. 1/ Les ingénieurs du bout du monde, de Jan Guillou. Une saga exceptionnelle en 3 tomes, succès mondial, retraçant le destin de 3 frères sur 3 continents, au cœur du développement industriel et des grandes inventions du XXème siècle… 2/ Mathematica de David Bessis, pour réconcilier les plus récalcitrants de vos enfants avec cette discipline reine.
Bonne lecture, et bon été !
Les associés de Kéa
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